Les mécanismes du développement de la maladie
Après piqûre et
inoculation des trypanosomes, la réaction de l’hôte est d’abord locale avec le
développement d’un chancre. Ce dernier correspond à une infiltration cellulaire
faite de polynucléaires neutrophiles puis de lymphocytes T et B avec une
prédominance de lymphocytes T CD8+ [60]. Le trypanosome sécrète un activateur
des lymphocytes T CD8+, le Trypanosome Lymphocyte Triggering Factor (TLTF) ou trypanine
[61]. Les lymphocytes T CD8+ ainsi activés produisent de l’interféron-γ (IFN-γ)
qui est un facteur de croissance pour le trypanosome. L’IFN-γ produit permet
aussi l’activation des monocytes-macrophages qui à leur tour produisent du
monoxyde d’azote (NO) et du Tumor Necrosis Factor-α (TNF-α) toxiques pour le
trypanosome [62, 63]. Le système macrophagique représente ainsi la première
barrière de défense de l’organisme. Lorsqu’elle est dépassée, le trypanosome
peut atteindre le système lymphaticosanguin (stade 1) où il tentera à nouveau
de se développer à l’aide de mécanismes subversifs aux dépens de la réaction
inflammatoire générale mise en œuvre par l’hôte. Il sera alors détectable dans
le sang et/ou les ganglions et un état de paix armée pourra s’établir pendant quelques
mois à plusieurs années entre les réactions de défense de l’hôte et les
mécanismes d’échappement du parasite [64]. Le sujet infecté devient ainsi sans
le savoir un réservoir de parasites pérennisant la transmission [65]. Le
principal mécanisme mis en œuvre par le trypanosome est celui de la variation
antigénique en changeant périodiquement ses antigènes de surface (VSG pour « variant
surface glycoprotein »), très immunogènes. Ce phénomène est sous contrôle
génétique et son potentiel de variations immense [66]. Ce mécanisme permet de
comprendre les quatre signes cliniques principaux décrits au cours de la phase
lymphaticosanguine : une fièvre anarchique et rebelle, qui oscille entre 38° et
38,5° et est contemporaine des pics de parasitémie ; la présence d’adénopathies
et d’une hépatosplénomégalie (signes des réactions inflammatoires produites par
l’hôte) et des signes cutanés (trypanides, oedèmes et prurit) [67].
Après un temps
mal défini, souvent long de quelques mois à quelques années pour l’infection à Trypanosoma
brucei gambiense, les trypanosomes pénètrent la barrière hémoencéphalique
(BHE) et provoquent une infection du SNC réalisant une méningoencéphalite
mésenchymateuse avec infiltration cellulaire péri-vasculaire (stade 2).
Les mécanismes
de ce passage sont imparfaitement élucidés. L’envahissement progressif depuis
des zones où la BHE est plus « perméable » jusqu’aux différentes zones du
parenchyme cérébral permet d’expliquer les manifestations neurologiques variées
décrites dans la maladie du sommeil [68].Alors que les signes du stade 1,
exception faite de la fièvre, régressent, apparaissent des troubles de la
sensibilité, des troubles psychiques, des troubles moteurs, des troubles
neuroendocriniens, et des troubles du sommeil. Ces derniers sont les signes les
plus connus et potentiellement les plus précoces. Ils sont caractérisés par une
succession d’épisodes de veille et de sommeil débutant de façon anormale par
une phase de sommeil paradoxal [69]. L’évolution en l’absence de traitement se fait
vers un état d’hébétude permanente et une cachexie dite sommeilleuse terminale avec
encéphalite démyélinisante, auto entretenue, irréversible.
La
trypanosomiase humaine africaine à Trypanosoma brucei rhodesiense
présente une évolution similaire mais beaucoup plus rapide avec des
manifestations cliniques aiguës potentiellement létales dès la phase lymphaticosanguine
sous la forme de myocardite [70]. L’atteinte neurologique est plus rare ; elle
serait un facteur de mauvais pronostic [71].
Les mécanismes du passage du trypanosome dans le SNC
Le SNC est
séparé du système sanguin par un mécanisme sophistiqué de barrières sélectives
constituées par la BHE et la barrière hémoméningée (BHM). Brièvement, la BHE
représente la barrière la plus étendue en superficie d’échanges. Elle se situe
au niveau des capillaires cérébraux qui contiennent une couche interne de
cellules endothéliales connectées par des jonctions serrées, imperméables.
L’endothélium capillaire et sa membrane basale continue se prolongent par les
pieds astrocytaires qui forment une plate-forme de jonction avec
l’environnement extracellulaire du SNC. Il existe des zones cérébrales
dépourvues de BHE ; ces régions permettent le passage de molécules de grande
taille et un contact fonctionnel sans intermédiaire [72]. La BHM est localisée
au sein des plexus choroïdes. Sa surface ne représente que 0,02% de la surface
de la BHE mais elle joue un rôle important dans le transport de substances et
la production du liquide céphalo-rachidien (LCR).
Le cerveau est
protégé des mécanismes immunitaires se développant en périphérie par l’absence
d’expression de molécules du complexe majeur d’histocompatibilité (C.M.H.).
Dans certaines conditions, les cellules endothéliales, les astrocytes et la
microglie peuvent prendre le rôle de cellules présentatrices d’antigènes et
initier la réponse immune [73]. Il existe des connections entre le SNC et le
système lymphatique [74] via les ganglions cervicaux [75, 76]. Les lymphocytes
T peuvent pénétrer dans le SNC [77], réagir avec un antigène cérébral et
initier une réaction inflammatoire [78, 79]. Le SNC est donc sous surveillance
immunitaire dépendante des lymphocytes T. Ces derniers favorisent les processus
inflammatoires et sont les principaux médiateurs de processus
immunopathologiques. En fait, tous les éléments constitutifs de la barrière sont
impliqués dans la réponse inflammatoire en produisant des cytokines, des
molécules d’adhésion, des métalloprotéinases, des sérines protéases, des
dérivés du métabolisme de l’acide arachidonique (prostaglandines) et du NO [80].
Le trypanosome mesure environ 2 μm de diamètre et ne peut pas traverser
d’emblée la BHE en raison de sa grande taille. Des modèles in vitro de BHE ont
été développés récemment ; ils montrent que les trypanosomes pathogènes pour
l’homme (Trypanosoma brucei gambiense souche IL1852) traversent la BHE
plus rapidement que ceux pathogènes pour l’animal (Trypanosoma brucei brucei
souche 427) [81]. Il semblerait que le passage soit possible sans perte des jonctions
serrées [82]. Les trypanosomes traversent au niveau ou à proximité des jonctions
intercellulaires. Au moment du passage de Trypanosoma brucei gambiense,
il a été noté une diminution de la résistance électrique de la BHE. Des données
histologiques montrent que les trypanosomes passent dans le SNC plus facilement
au niveau de régions où la BHE est plus perméable (plexus choroïdes, racines
des ganglions dorsaux et trigéminés, organes péri-ventriculaires incluant la
glande pinéale, éminence médiane et area postrema) [83-85]. Ces localisations
expliquent les manifestations cliniques initiales dans la THA (troubles du
sommeil, troubles endocriniens et troubles de la sensibilité profonde).
La connaissance
de ces mécanismes laisse supposer que le passage de la BHE est un phénomène
actif médié par un système multifactoriel dépendant de substances diffusibles
issues du parasite (principalement VSG, hydrolases, protéases, acides gras
saturés et dérivés des aminoacides aromatiques) et/ou de substances sécrétées
par l’hôte (endotoxines, prostaglandines, NO, TNF-α, IFN-γ) qui favorisent le
passage du parasite [86-90].
Les mécanismes
inflammatoires initiés dans le sang peuvent également influencer la
perméabilité de la BHE par l’activation de récepteurs spécifiques. La BHE elle-même
peut jouer un rôle actif dans la médiation d’une réponse neuro-immunologique par
la production de médiateurs de l’inflammation ou par l’expression de molécules
d’adhésion [91]. Une protéine dérivée du parasite (trypanosome apoptotic
factor) a montré sa potentialité d’induire l’apoptose de cellules endothéliales
humaines, qui pourrait être un mécanisme clé du passage du parasite dans le SNC
[92, 93]. Par ailleurs, comme pour les lymphocytes, la pénétration du parasite
peut être induite par la production d’IFN-γ.
Ainsi, la BHE
serait perméable pour les parasites et les cellules T en présence de laminine-α4
et en synergie avec l’IFN-γ [94]. La conjonction de ces phénomènes va permettre
au parasite de se retrouver dans le LCR dont la composition ne semble pas
favorable à son développement [95] mais pourrait être à l’origine de
modifications de son métabolisme influençant la sensibilité aux traitements [96].
La présence du
trypanosome dans le SNC va initier des réactions locales dont la première
serait liée à une infiltration macrophagique. Mais les cellules résidentes, principalement
les astrocytes et la microglie, vont rapidement produire elles-mêmes des
cytokines et des chimiokines [97, 99]. Un réseau complexe d’interactions se
forme et, à nouveau, le parasite va essayer de déjouer les défenses de l’hôte pour
favoriser sa croissance.
Cependant, en
luttant contre le parasite et en raison de l’existence d’un mimétisme moléculaire
entre des composants parasitaires et ceux du SNC, l’hôte peut produire des
anticorps, véritables auto-anticorps, dirigés contre la myéline (galactocérébrosides),
le L-tryptophane (un précurseur de la sérotonine) et contre le neurofilament [100,101].
Le mimétisme moléculaire a été démontré pour le neurofilament, les
autoanticorps anti-neurofilament reconnaissent un épitope commun présent sur
les neurones et le flagelle du trypanosome [102].
Ces anticorps
pourraient être aussi la résultante de dommages tissulaires cérébraux occasionnés
par l’invasion du trypanosome comme le démontre la présence de neurofilaments
dans le LCR de patients au stade 2 [103]. Des auto-anticorps peuvent également
être produits par une activation polyclonale B. La présence d’anticorps
antiendotoxine et d’endotoxines a également été démontrée et proposée comme
marqueur [104].
Ces
auto-anticorps peuvent induire des lésions cérébrales et augmentent les
mécanismes inflammatoires entraînant la démyélinisation.